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    Man in a wheelchair holds the hand of a caregiver

    Le langage de la fragilité

    mercredi, le 28 avril 2021

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    Jean Vanier, fondateur des communautés de L’Arche, est décédé le 7 mai 2019, à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Dans cet extrait, le célèbre auteur spirituel, défenseur des faibles, reconnaît que les principaux membres de ses communautés, atteints de lourds handicaps physiques ou mentaux, ont encore beaucoup à lui apprendre sur lui-même.

    Note de l'éditeur : Plusieurs mois après que Plough ait publié la biographie de Jean Vanier par Anne-Sophie Constant, dont cet article est un extrait, une enquête a révélé que Jean Vanier avait abusé sexuellement d'au moins six femmes. Plough a retiré la biographie de l'impression.

    En 1980, Jean Vanier a décidé de renoncer à ses responsabilités de directeur de la communauté de L’Arche à Trosly, dans le nord de la France, pour prendre un congé sabbatique d’un an. En novembre de l'année suivante, il s'est installé à La Forestière, une maison de L’Arche pour des personnes lourdement handicapées, ouverte en 1978. C’était son rêve depuis longtemps.

    Comme son nom l'indique, La Forestière se trouve en pleine forêt. C'est un bâtiment récent d'un étage, construit autour d'un patio central lumineux. Il est inondé de lumière grâce à de grandes baies vitrées qui donnent sur le jardin. Il y a une cheminée dans la grande salle. On peut s’y arrêter pour prendre une tasse de café ou pour la prière du soir. La petite chapelle possède un autel très bas qui permet à une personne handicapée allongée sur les genoux d'un assistant assis par terre de voir ce qui se passe. L'atmosphère est paisible. Ici, les gens prennent leur temps ; la communauté semble vivre au ralenti. C'est un endroit où l'on a beaucoup de temps pour se rapprocher les uns des autres, au point qu'une personne aveugle et sourde pourrait toucher celui qui passe. Il faut beaucoup de temps pour baigner Éric – un résident au corps recroquevillé par le handicap et le désespoir. Lentement, on dénoue ses membres, on le laisse sentir la tiédeur de l'eau, jouer avec le savon, on le lave. On prend beaucoup de temps pour donner à manger à Lucien, pour qu'il puisse ressentir le plaisir de goûter, d'avaler, de humer la nourriture. On approche ces corps brisés avec respect et tendresse. Tandis qu'on essuie délicatement la salive qui coule sur le menton d'Henriette, un autre prend doucement la main de Loïc, qui vient de se frapper violemment le nez. On le retient sans dureté, respectant ce qu'il a essayé d'exprimer par ses gestes, le rassurant en lui montrant qu'il a été entendu et qu'il n'est pas seul.

    Jean Vanier holds the hand of an elderly man.

    À La Forestière, il faut apprendre à comprendre le langage du corps. Un langage de tendresse et de fragilité. Le corps est exalté par le sport et la mode ; il est méprisé dans la maladie, la vieillesse et le handicap. Mais ce corps est, comme l'écrit l'apôtre Paul, un temple du Saint-Esprit. Un corps brisé est donc un temple brisé qui laisse plus facilement passer la lumière de Dieu. Jean Vanier a compris que l’Évangile est l’histoire d’un Dieu qui a choisi de naître sous une forme humaine, avec toutes ses blessures et ses fragilités :

    La Parole ne s'est pas faite chair
    comme on endosse un vêtement,
    juste pour s'en débarrasser ensuite. 
    En elle, la chair devient divine,
    le moyen par lequel la vie d'amour
    qui est de Dieu,
    qui est en Dieu,
    se communique.
    Cette vie n'est pas une idée
    apprise dans des livres ou par des professeurs ;
    elle est présence d'une personne à une autre,
    le don total de soi à l'autre,
    cœur à cœur,
    dans une communion 
    d'amour.

    La rencontre des lépreux par François d’Assise lui permit de découvrir « une douceur nouvelle dans son corps et dans son esprit ». De même, La Forestière fut une nouvelle étape décisive dans la vie de Jean Vanier. Pendant un an, il a expérimenté le rythme de vie de ces hommes et de ces femmes gravement handicapés – par exemple, le rythme d’Éric, un adolescent de 17 ans, aveugle, sourd, incapable de marcher ou de se nourrir. Abandonné dans un hôpital quand il avait quatre ans, il était si désespéré du contact avec les humains qu'il s'agrippait de toutes ses forces à ceux qui passaient près de lui. Jean a découvert qu’Éric répondait à l'amour qu'il lui montrait. Jean l'a lavé, vêtu, nourri, calmé ; il l'a rassuré par des gestes montrant qu'il pouvait être aimé, que l'on pouvait s'attacher à lui. Quant à Eric, il a initié Jean à une nouvelle forme de paix. Jean écrit :

    À La Forestière, tous les soirs, après le dîner, je mettais Éric en pyjama. Nous passions ensuite une demi-heure ou trois quarts d'heure à prier, tous ensemble, personnes handicapées et assistants, dans le salon. Je me suis souvent assis avec Éric sur les genoux; il se reposait. J'ai remarqué que je me reposais avec lui. Je n’avais pas envie de parler. J'étais en paix, calme intérieurement. Lui aussi était en paix. Il se sentait bien. C'était un moment de guérison. Je retrouvais une harmonie intérieure.

    Mais dans les moments où Eric se renfermait, quand il hurlait, se débattait, quand rien ne pouvait le calmer et qu'il était submergé par les ténèbres, Jean Vanier découvrait une porte ouverte à la détresse cachée, à la violence et à la peur enfouies dans son propre cœur. Il percevait un monde de chaos et de haine en lui-même, qu'il avait pris soin de masquer par son éducation et ses capacités intellectuelles, ou qu'il avait enseveli sous son travail et ses activités. Réfléchir à cette angoisse est un thème récurrent de la pensée de Jean. Il s'est rendu compte que c'était un élément incontournable de la condition humaine. « Les vaches ne font pas l'expérience de l'angoisse », disait-il en plaisantant. Confinée dans une partie secrète de notre être, l'angoisse peut resurgir, soudainement, engendrant la violence à la moindre souffrance. Jean dit qu'il la ressent encore en lui aujourd'hui, « comme une bombe prête à exploser, nous incitant à réclamer de l'aide ».

    La découverte de sa propre violence intérieure lui a permis de reconnaître les points communs qui l'unissaient aux personnes handicapées mentales dont il s’occupait. Il ne les discernait pas auparavant. Il a eu l'impression d'être renversé d'un invisible piédestal – sa bonté. C'était humiliant, mais aussi libérateur. « J'ai été confronté à ma réalité profonde, à ma propre vérité... Je commence à être moi-même. Je ne joue plus à l'adulte, grand et puissant, qui recherche la première place, le succès et l'admiration. Je ne me soucie plus des apparences. Je m'autorise à être l'enfant que je suis, l'enfant de Dieu. »

    Jean Vanier with several friends

    À La Forestière, il n'est plus question de Jean Vanier et d’Éric – de l'adulte et de l'enfant malheureux. Il y a « deux enfants jouant au jeu de l'âme » ; un jeu qui, comme le dit le poète Pierre Emmanuel, nous relie aux « champs de l'éternité », là où les jaillissements de l'amour trouvent leur source surabondante. La communion – un autre mot pour l'amour – nous permet d'être ensemble en Dieu, qui est Amour, qui nous unit et qui nous rassemble. Eric révèle ce mystère de paix et d'unité à ceux qui s'approchent de lui et qui prennent du temps avec lui, car il ne demande rien de plus. Il n'essaie pas de contrôler, de dominer ou d'utiliser quelqu'un.

    Dans sa relation avec Eric, Jean Vanier a enfin pu comprendre cette phrase des Évangiles, entendue maintes fois : « Celui qui accueille en mon nom ce petit enfant, c'est moi-même qu'il accueille, et celui qui m'accueille accueille celui qui m'a envoyé. En effet, celui qui est le plus petit parmi vous tous, c'est celui-là qui est grand. » (Lc 9:48, version Segond 21) Jean partageait sa réflexion dans une lettre de nouvelles : « Tel est le mystère qui nous est révélé aujourd'hui à L'Arche : le plus pauvre nous mène directement au cœur de Dieu. Le plus petit guérit nos blessures, parfois en nous les révélant douloureusement. Cette guérison et cette expérience de Jésus et de son Père découlent d'un cœur à cœur, passent par une relation de confiance qui grandit entre nous ».


    Photographies de https://www.jean-vanier.org.

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