Vers 375 après J.C., un soldat romain et sa femme se rendirent à une villa au bord du fleuve Iris, en Turquie. Ils avaient amené leur petite fille, qui souffrait d’une infection oculaire. La maîtresse de la villa, Macrine, prit la fillette sur ses genoux et elle la câlinait.  Elle prit la mesure du problème et promit au couple de leur procurer une pommade qui la guérirait. Ils partagèrent le dîner ; la conversation, qui, selon le mari, « me divertit et m’encouragea énormément », passait agréablement d’un sujet à l’autre, jusqu’à aborder la théologie.

Sur le chemin du retour, l’épouse se rendit compte qu’ils avaient oublié la fameuse pommade. Le soldat, irrité, ordonna à l’un de leurs serviteurs de retourner l’acheter à la villa de Macrine. Or, dès ce moment-là, la fillette, blottie dans les bras de son infirmière, a tourné les yeux vers sa mère ; qui poussa un cri de surprise. « Regarde ! La guérison qui vient de la prière, et elle nous a été accordée ; ...ses yeux sont à nouveau parfaitement sains ! Elle prit le bébé des bras de la nourrice et la déposa dans ceux de son père, qui eut beau chercher : il ne retrouva aucun des signes de l’infection.

Il n’avait jamais, disait-il, cru aux miracles rapportés dans les Évangiles. Maintenant, il y croit. Puisque Dieu en avait le pouvoir grâce aux prières de cette femme, il pouvait en faire autant dans le Christ, qui a guéri les aveugles.

Ce n’est que l’une des nombreuses histoires de ce genre qu’on entend sur Macrine, mais elle en est une bonne illustration. L'aînée de neuf enfants survivants, c'était elle – concèdent tous ses frères – l'âme de la famille, et elle aussi la plus intelligente ; c’est elle qui leur a tout appris, et elle qui les a tous portés, par sa joie pure dans le Christ, à vivre des existences qui ont bouleversé le monde.

Deux de ces frères étaient saint Grégoire de Nysse et saint Basile le Grand, brillants théologiens et défenseurs de la doctrine orthodoxe au Concile de Constantinople. Macrine les avait enseigné tous deux pendant leur enfance. Grégoire, tranquille et réfléchi, étudia la littérature classique et la philosophie ; Basile, au franc-parler fougueux, étudia le droit et la rhétorique. Tous deux finirent par renoncer aux carrières que leur éducation leur avait ouvertes et ils se firent ordonner prêtres.

Le frère cadet, Pierre, et Basile sont les cofondateurs du monastère qui était le pendant du couvent de Macrine, dans la grande villa héritée de leurs parents. Basile fut plus tard nommé évêque de Césarée, à trois cent kilomètres plus au sud, où il institua une soupe populaire et un immense hôpital/abri pour indigents, sans cesser de prêcher quotidiennement et de prendre le temps d’adresser aux hommes politiques des lettres très percutantes. (À un moment donné, il a pratiquement assumé l’administration de la ville, au grand dam de son contemporain Eusèbe). Mais son cœur était resté dans la communauté qu’il avait fondée avec ses frères et sœurs ; l’hospitalité de Macrine ainsi que ses enseignements l’avaient marqué à vie.

Cette maison commune – pleine d’enfants, car Macrine adoptait régulièrement des bébés abandonnés en période de famine – était un centre de débat théologique et un havre de stabilité pour les deux frères, entre deux voyages.

« Toi, Ô Seigneur, tu nous a libérés de la peur de la mort. »
Sainte Macrine

Ce n’était pas simplement un haut lieu de ferment intellectuel et de stratégie politique, mais une expérience sociale : Macrine avait décidé, au moment où la communauté se formait, qu’il n'existerait aucune distinction hiérarchique entre membres. Certaines des sœurs, les femmes dont elle partageait le travail, avaient été ses servantes ; plusieurs frères dont les débats théologiques ne cessaient d’animer la table de Basile et de Pierre étaient nés esclaves.

Dans cette famille, ils parlaient et écrivaient ; ils écrivaient même beaucoup. Le genre de sujets qu’on aborde nous-mêmes et sur lesquels nous nous documentons : la Trinité, l’économie, la nature de la justice, la politique, les rouages de la fondation, non seulement de monastères, mais du monachisme lui-même. Ils ont aussi écrit l’un à propos de l’autre – Gregory a rédigé la biographie de sa sœur, sous la forme d’une lettre adressée à un moine du nom d’Olympius.

Lorsque Basile est mort, Gregory  vint chercher du réconfort auprès de Macrine, mais seulement pour la trouver également très malade. « Eh bien, pendant quelques instants elle est entrée dans mon jeu, comme un dresseur habile, accompagnant la violence non maîtrisée de mon chagrin », se souvient-il, « et puis elle a essayé de le contenir en me parlant, et de mettre le mors au désordre de mon âme, pour me guider avec les rênes de ses raisonnements. Elle m’a rappelé les paroles de l’Apôtre, à savoir le devoir de ne pas être affligé par ceux qui dorment ; car seuls les hommes sans espoir se laissent aller à de tels sentiments ».

Mais il n’était toujours pas convaincu. « Comment un être humain pourrait-il mettre ces paroles en pratique ? Tous les hommes n’éprouvent-ils pas une aversion instinctive si profonde de la mort ? » En particulier, dit-il, de la mort d’êtres chers, de ceux qui vécu si pleinement chaque seconde de leur existence, qui ont été si puissamment vivants…

Elle lui rappela la doctrine : l’âme ne meurt pas ; la résurrection est une réalité. « Mais » – répondait-il (je paraphrase) – « comment en être sûr ? Les Stoïciens prétendent que... », et c’était reparti pour un tour. Tous les deux recommençaient à échanger des arguments. Une fois de plus, elle lui a transmis un enseignement : ce jour-là, la veille de sa mort, elle lui a tellement bien parlé qu’il n'avait plus d’échappatoire ; elle l’a remis sur les rails qui le menaient vers ce Dieu qu’elle allait bientôt rencontrer. Au moment de rendre l’âme, cette prière fusa sur ses lèvres : « Tu nous as libérés, Seigneur, de la peur de la mort. Tu as mis fin à (suite à la page précédente) cette vie et c’est pour nous le début de la vraie... »

 « Sa vie prit un tour tellement remarquable », écrit Grégoire à propos de sa sœur (qu’il appelait le Professeur), « depuis que Dieu avait pourvu à ses besoins, qu’elle n’a jamais cessé de se dévouer au service du Seigneur et jamais éconduit ceux qui lui demandaient de l'aide... car Dieu, par ses bénédictions, a secrètement fait croître comme des graines les humbles ressources nées de ses bonnes œuvres, pour en faire un abondant fleuve de fécondité ».

On ressent une telle hospitalité dans les récits qu’ils ont laissés sur les uns et les autres, dans cette étonnante famille, qu’on a envie de comparer cette atmosphère à ce que sera la conversation autour de la grande table du royaume : des échanges qui s’enchaînent naturellement, tout en y incluant invités et voyageur de passage, accueillis avec joie.

Jason Landsel, Sainte Macrine
Image utilisée avec l'aimable permission de Jason Landsel


Traduit de l'anglais par Dominique Macabie